mardi 1 novembre 2016

Thérèse Desqueyroux (1962)


Si Emmanuelle Riva a connu un regain de popularité inespéré avec Amour, le meilleur de sa filmographie se situe bien cinquante ans plus tôt. Adapté d'un roman de François Mauriac, ce film de Georges Franju est là pour témoigner du talent d'une dame qui a hélas peu tourné, mais dont la diction devrait théoriquement lui valoir tous les prix du monde.

Car Emmanuelle Riva est incontestablement une grande actrice: même quand elle ne fait rien, son visage dégage quelque chose de très expressif, et rayonne constamment d'intelligence. Il est donc impossible d'y être insensible, tant la comédienne accroche le regard sitôt qu'elle apparaît à l'écran. Les nombreux gros plans sur ses traits sont d'ailleurs un très bon choix de mise en scène, car ça rend l'histoire doublement captivante: on a d'une part les changements quasi imperceptibles qui s'opèrent sur le visage de l'interprète pour exprimer toutes les émotions qui se bousculent dans son esprit, et d'autre part sa voix de narratrice au phrasé si élégant que sa performance en devient un véritable plaisir pour les sens. C'est du reste un peu la marque de fabrique de la dame, qui avait déjà abondamment exploré ce procédé dans Hiroshima, mon amour trois ans plus tôt. Dans tous les cas, sa seule présence a l'art de vous absorber dans l'intrigue dès le premier plan.

L'intrigue, justement, se décompose en deux actes, avec tout d'abord les interrogations de Thérèse, tout juste acquittée d'une tentative de meurtre sur son époux, qui revoit les événements qui l'ont conduite au drame lors du trajet de retour chez son mari; puis leur vie commune une fois le couple réunit dans sa propriété gasconne. Ces deux parties fonctionnent très bien, mais on sera en droit de préférer la première, quand les personnages ont encore des réactions crédibles, en particulier Thérèse dont Emmanuelle Riva souligne très bien l'ennui qui l'étouffe, la jalousie envers une belle-sœur plus heureuse, et le désir d'évasion avec le soupirant cultivé de ladite belle-sœur, qui à l'instar de l'héroïne préfère la vie culturelle trépidante de la capitale à la fadeur de la campagne. Je ne veux pas dire par-là que la seconde partie manque de logique, mais [attention, le reste de l'article révélera tout] on saisit mal pourquoi Thérèse ne cherche pas à s'évader alors que son époux la retient captive, avec pour seule geôlière une vieille femme pas difficile à bousculer. En outre, un plan général sur la propriété laisse penser que la chambre de l'héroïne se situe au dernier étage et donne sur un dénivelé trop important jusqu'à la rivière, mais lorsque celle-ci se place à la fenêtre pour regarder le jardin, il est clair qu'elle ne se ferait pas bien mal en sautant. La seule explication possible, c'est que Thérèse s'inflige elle aussi cette punition parce qu'elle ne voit plus que le dépérissement pour se sortir de la vie terne à laquelle son mariage ne lui permet plus d'échapper, mais elle semble tellement rebelle dans sa prison qu'on ne comprend pas pourquoi elle ne tente pas une fuite concrète. Quoi qu'il en soit, il est passionnant d'observer à quel point le thème de la condamnation la poursuit: elle ne va pas en prison officiellement, mais son mari l'y place de force chez eux. De toute façon, le second acte n'aura pas été vain, car le dernier échange reste magnifique, lorsque l'époux rend sa liberté à sa femme dans un Paris vivant et dynamique. Les deux personnages y ont un entretien adulte malgré quelques vestiges d'incompréhension, et la mise en scène met en lumière cette libération en faisant dériver la frénésie de la rue Royale sur une contre-plongée progressive sur les cimes des pins de la lande.

Le rapport à la nature est en fait l'un des apports essentiels de la réalisation de Georges Franju, qui compose ainsi un film chaleureux dans lequel le spectateur est invité à retrouver ses racines. Les blés des champs et les arbres ont quelque chose de rassurant, surtout pour moi qui suis du côté de Thérèse, réprouvant le goût pour la chasse d'une belle-sœur déterminée à troubler la sérénité des lieux, et la forêt de pins est encore impressionnante, car elle trouble nos perceptions, à l'image de la famille Desqueyroux qui s'imagine que sa bru a failli commettre un meurtre pour hériter des arbres, alors que c'est évidemment tout le contraire: la forêt est le refuge de l'héroïne, qui préfère y partir en promenade plutôt que rester au côté d'un mari terne dans le manoir. Par opposition à la nature, l'usage de la vie parisienne brouille également le ressenti de qui ne peut se mettre à la place de Thérèse, avec l'animation de l'avenue de l'Opéra qui fait pendant au calme des chemins sous les arbres, tandis que la plongée sur la ville depuis la tour Eiffel ne manque pas de faire à écho à l'immensité de la forêt de pins vue depuis les dunes. En effet, peu importe à la réflexion que l'héroïne se trouve à la ville ou à la campagne: tout est morne pour elle à partir du moment où elle se marie, et même sa lune de miel à Paris ne parvient à la divertir. Le divertissement, elle ne le trouvera d'ailleurs qu'à sa libération, alors qu'on la voit justement arpenter les rues l'air enfin épanoui, puisque la cause de ses ennuis s'évanouit d'elle-même.

Comme je le disais, Emmanuelle Riva porte vraiment le film sur ses épaules, où plutôt sur son visage, avec une performance fascinante qui réussit l'exploit de donner des couleurs à la notion d'ennui, et qui parvient également à exprimer de multiples émotions sans que la comédienne ait besoin de bouger ses traits. C'est excellent. La seule chose que je n'aime pas tout à fait, c'est le dépérissement du second acte, qui oblige l'actrice à livrer une interprétation légèrement technique, alors que tout fonctionnait merveilleusement bien avant. Ce n'est certainement pas une mauvais interprétation technique, mais je ne suis pas friand des expressions trop ostensiblement hagardes chez des personnes pleines de vie. Par bonheur, Riva n'oublie jamais de rester vive d'esprit, de telle sorte qu'on s'attache toujours à elle, sans compter que la grâce avec laquelle elle prémédite un meurtre reste trop unique en son genre pour ne pas devenir instantanément magique. On est donc totalement du côté de l'héroïne, et dommage que Thérèse Desqueyroux soit un film de 1962, car malgré cette jolie prestation, Emmanuelle Riva ne peut espérer au mieux qu'une cinquième place dans ma sélection. Les autres acteurs sont tous bons mais finalement peu intéressants: Philippe Noiret incarne un homme si mou qu'il est impossible de lui être favorable, bien que ce soit joué comme le personnage le demande; Edith Scob se contente simplement de laisser parler sa jeunesse éclatante, et Samy Frey n'apparaît que le temps d'une petite séquence malgré son personnage intrigant.

Thérèse Desqueyroux reste finalement un joli film, dont le 7/10 est amplement mérité, même si je préfère la première moitié à la seconde. La mise en scène me captive pour son rapport à la nature, et ce alors que je n'aime pas les pins ni même l'Aquitaine, la photographie de Christian Matras (Lola Montès, Madame de...) fait des miracles en noir et blanc, et la musique de Maurice Jarre sert élégamment le propos dans sa discrétion, par opposition à sa célèbre symphonie de Lawrence d'Arabie la même année. Tous les ingrédients sont réunis pour rendre l'expérience enrichissante.

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